Troisième partie Interview Matthieu Jacquot Réalités Industrielles Mai 2018 Annales des Mines :
Quelles sont les perspectives du covoiturage ?
Le premier scénario est celui d’un effondrement (8). Les coûts d’accès à l’énergie (notamment ceux du pétrole) explosent (ils sont multipliés par 3 au minimum). L’économie mondiale, incapable d’en absorber les conséquences,
entre alors en récession. Les déplacements se font de toutes les façons plus rares, car la production s’effondre et l’emploi devient l’exception en raison d’une robotisation qui va en s’accroissant.
Les valorisations de licornes comme Uber ou même BlablaCar ne résistent pas et les promesses de rentabilité à moyen terme ne suffisent plus à gagner la confiance des investisseurs dans un monde encore plus incertain et soumis à des tensions géopolitiques globales.
Le covoiturage s’impose par nécessité prenant la forme de l’autostop, soit au contraire celle de services très sécurisés, compte tenu de la montée de l’insécurité (cette insécurité est aujourd’hui un frein au développement du covoiturage dans certains pays, par exemple en Afrique du Sud).
Le deuxième scénario est celui de l’innovation technique. Devant l’augmentation prévisible du prix du pétrole, la filière
automobile n’a pas attendu pour se réorganiser : de nouveaux acteurs émergent pendant que d’autres disparaissent.
De même que Kodak n’a pas réussi à négocier le virage du numérique, certains constructeurs automobiles disparaissent, les nouveaux constructeurs sont ceux qui ont su capter les données d’usage pour en faire les vecteurs de leurs innovations techniques : Google, Tesla, Amazon (pour ne citer que les exemples les plus évidents).
Les voitures deviennent électriques, connectées et autonomes, renforçant de fait la filière nucléaire. La robotisation permet d’abaisser les coûts de production des nouvelles technologies, le covoiturage n’a dès lors plus de raison de se développer massivement : les bouchons routiers carbonés deviennent décarbonés, mais les routines psychosociales demeurent.
Le troisième scénario est celui d’une prise en compte facilitée de la complexité, qui permet des bascules massives sur de nouveaux usages déjà à l’œuvre. Les finances publiques étant exsangues, les investissements dans de nouvelles infrastructures se raréfient : l’heure est donc à l’optimisation des infrastructures existantes, notamment
des routes. La voiture autonome « propriétaire » demeure en tant que voiture de luxe. Mais la voiture autonome sera avant tout une voiture partagée, comme plusieurs analystes l’ont déjà mis en évidence.
La question de savoir qui sera le conducteur ne se pose plus dans les mêmes termes, le covoiturage dynamique étant pris en compte automatiquement, au fil de l’eau, par des voitures elles-mêmes intelligentes. Le traitement des données devient central et la question n’est plus tant celle de savoir si nous avons les moyens de protéger notre vie privée contre les intrusions de Google que celle de savoir si nous ne préférons pas faire émerger des acteurs européens, à défaut de pouvoir faire confiance aux États eux-mêmes ?
La voiture autonome partagée permet d’abaisser le coût des déplacements, ce qui accentue le manque de compétitivité des transports en commun en site propre, d’autant plus s’ils ne sont pas autonomes. Se pose alors la question récurrente du financement du transport en commun, qui demeure l’un des modes de déplacement les moins
dévoreurs d’espace urbain par rapport à la voiture ; l’optimisation de l’espace devenant également centrale dans
un scénario où les villes continuent à se concentrer pour justement optimiser les déplacements entre les lieux de vie et les lieux de travail (ou de télétravail) !
Les Assises de la mobilité nous ont aussi donné à voir les pistes permettant de faire émerger les nouveaux services
de mobilité complexes et la nécessité d’expérimenter pour bien comprendre les interactions entre les différents acteurs concernés par les usages de la mobilité : certification des covoiturages pour pouvoir en justifier la pratique auprès des tiers (État, collectivités, employeurs…), le droit à différents avantages (indemnités kilométriques covoiturage, stationnement, cadeaux, voies réservées aux modes partagés, péage inversé à l’image de la ville de Minneapolis qui différencie le tarif de sa voie High Occupancy Vehicle en fonction de son degré de congestion, ou encore les expériences hollandaises et celle qui est prévue, à Lille, en matière de Rush Hour Management).
Dans ces expérimentations, il reste aussi à imaginer le statut et la fiscalité de tous ces fournisseurs de services potentiels que sont les conducteurs en covoiturage, entre les deux extrêmes que sont les « esclaves des plateformes »
et les citoyens solidaires participant au service public en lien avec les collectivités. Difficile de prédire quel scénario a le plus de chances de se réaliser, même si le dernier que nous ayons cité est celui qui semble se dérouler aujourd’hui sous nos yeux.
Dans les faits, selon les régions du monde, la résilience des pays et celle de leurs habitants face aux différents
chocs économiques et écologiques diffèrent. Chacun de ces scénarios a donc des chances de devenir la réalité
dans les vingt années à venir, quelque part sur la planète !
(8) Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, SERVIGNE Pablo & STEVENS Raphaël, Éditions du Seuil, Collection « Anthropocène », avril 2015, préfacé par Yves Cochet.