Deuxième partie Interview Matthieu Jacquot sur le covoiturage dans le magazine Réalités Industrielles Mai 2018 Annales des Mines :
Les obstacles au développement du covoiturage dans le contexte actuel
Le covoiturage est de nature très différente selon la typologie des déplacements. Il y a des déplacements professionnels, des déplacements domicile-travail, les autres déplacements du quotidien et, enfin, les déplacements
sur de grandes distances. Le covoiturage pour les grandes distances est installé dans nos pratiques depuis très longtemps : au départ, sous la forme de l’autostop, mais l’individualisation de nos modes de consommation et parfois des questions de sécurité l’ont fait disparaître. Quelques services de substitution – parmi lesquels Allostop ou l’émission diffusée sur RTL « Les routiers sont sympas » – n’ont pas permis de développer un covoiturage notable à grande distance. Il faudra attendre le développement des plateformes collaboratives grâce à Internet pour que cela devienne progressivement une réalité tangible, tout d’abord réservée à la cible spécifique des étudiants. L’audience
des sites dédiés s’est progressivement élargie.
En dépit des nombreuses plateformes existantes dès les années 2000, il faudra attendre 2011 pour que covoiturage.fr (BlablaCar) finisse par s’imposer progressivement devant une start-up devenue depuis lors filiale à 100 % de la SNCF (Green Cove, puis Ecolutis, aujourd’hui commercialisé sous la marque iDVroom). De cette période, il subsiste encore aujourd’hui LaRoueVerte et RoulezMalin.com, mais aussi Covoiturage-libre.fr, qui, en tant que simple association, s’impose en contre-modèle du dévoreur de capitaux qu’est BlaBlaCar. Ce dernier affiche une communauté qui est incontestablement la plus large en Europe pour les trajets occasionnel (longue distance, en week-end), après avoir racheté les « numéros Un » allemand et hongrois, début 2015.
Néanmoins, à ce jour, le covoiturage du quotidien (distances inférieures à 100 kilomètres), notamment les trajets
domicile-travail (distance moyenne de 35,4 km) (3), reste une pratique que les plateformes Web collaboratives ont
du mal à traiter, et donc à capter (pour un covoitureur inscrit sur une plateforme, on estime qu’il en existe au moins
cinq qui pratiquent le covoiturage de manière informelle – un covoiturage entre collègues ou personnes du voisinage).
Les déplacements du quotidien représentent plus de 60 % des kilomètres parcourus, là où les « voyages », qui ne représentent que 1,3 % des déplacements, pèsent pour 40 % des distances parcourues (4).
Les services du covoiturage du quotidien n’ont donc pas encore rencontré leur marché, c’est sans doute la raison pour laquelle près de vingt start-ups de moins de quatre ans d’existence s’y attellent (pour la seule France). Le numérique est une réalité. Il a permis quelques innovations technologiques dans le domaine, parmi lesquelles le covoiturage dynamique, dont les conditions d’émergence ont été parfaitement décrites par le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema), dans son étude de 2009 (5).
Alors que ce concept a fait l’objet d’un brevet dès 1982, il faudra encore attendre vingt ans avant de voir mener les premières expérimentations, avec un basculement dû à l’avènement des smartphones (avec Avego, en 2009, devenu depuis lors Carma, et Covivo, en 2010, qui, aujourd’hui, exploite RoulezMalin). Nokia aurait pu être un « cygne noir » dans le domaine des services de mobilité, avec notamment la publication en 2007 par cette marque de téléphones de l’étude Empty Seats Travelling (6) et le rachat de Navteq, peu de temps après, préparant ainsi la convergence indispensable au développement de services de mobilité en matière de data, de géolocalisation et de téléphonie.
Désormais, dans le domaine, c’est Waze, qui, racheté par Google, expérimente ces solutions. BlaBlaCar, après avoir longtemps délaissé le sujet – préférant se concentrer sur ce qui lui paraissait être le plus rentable (commissions prélevées sur les covoiturages de grandes distances et yield management) –, est en quête aujourd’hui de nouvelles sources de profitabilité sur les distances du quotidien, dont le modèle économique reste sans doute fragile au regard de l’importance des capitaux à mobiliser.
Si les solutions techniques existent déjà, le succès du covoiturage quotidien, à l’instar de l’industrie automobile à partir des années 1980, ne résiderait-il pas avant tout dans l’approche marketing ? Sans doute.
Mais à lui seul, le marketing ne suffit pas à traiter la complexité. Or, traiter de la mobilité, cela revient à traiter de la complexité. Néanmoins, le marketing est une arme de différenciation commerciale évidente. Depuis 2016 (au moins), le mot « blablacar » fait l’objet de davantage de requêtes sur le moteur de recherche Google que le mot « covoiturage » : cela montre bien que savoir imposer sa marque devient donc indispensable. Mais cela ne suffit pas à lever les freins d’ordres psychosociaux qui, pour l’essentiel, demeurent. Parfois même, le covoiturage ne fait que concurrencer le train : selon une étude de l’Ademe datant de 2015, 69 % des passagers en covoiturage auraient fait appel au rail (7), à défaut d’avoir pu trouver une voiture.
- L’usage de la voiture est souvent une routine, au quotidien, qu’il est difficile de casser pour basculer vers un autre mode de transport : plus de 70 % des personnes interrogées se disent prêtes à pratiquer le covoiturage.
Mais, dans les faits, les automobilistes s’imaginent plus facilement en conducteur qu’en passager. - La voiture est toujours perçue comme un instrument d’un usage flexible permettant d’exprimer pleinement sa
liberté (« où je veux, quand je veux »), en même temps qu’elle est un marqueur du rang social. Dans ces conditions, le covoiturage est perçu comme une contrainte qui s’accommode mal d’horaires flexibles et de lieux de travail multiples. Surtout, le covoiturage crée un lien de dépendance entre le passager et le covoitureur, et l’idée de passer d’un conducteur à un autre en dernière minute, en fonction des contraintes du moment, est trop
anxiogène pour que cette pratique s’installe lorsqu’aucun autre mode de transport n’est disponible, comme
« filet de sécurité ». - Le coût réel de la voiture n’est pas intégré (en covoiturage, ce sont les frais de carburant qui sont partagés par
les occupants, rarement davantage). Cela d’autant plus que, très souvent, les passagers supportent les coûts
fixes de leur propre voiture restée « à la maison ».
En 1975, le philosophe autrichien Ivan Illich a montré qu’en prenant en compte non seulement le temps consacré à la conduite d’une automobile, mais aussi le nombre moyen d’heures de travail nécessaire pour l’acquérir et faire face aux frais qui y sont liés, la vitesse du bolide (dite « généralisée ») est de 6 km/h, soit… celle d’un marcheur ! En effet, un Américain consacrait à l’époque, en moyenne, 1 600 heures par an à sa voiture et ne parcourait chaque année que 10 000 kilomètres. En 2013, nous avions procédé à un calcul équivalent, et, en moyenne, la vitesse généralisée était d’environ 20 km/h, soit celle… d’un cycliste !
- Les femmes et les hommes sont par excellence des êtres sociaux. Mais le covoitureur est potentiellement un inconnu qui fait peur : c’est pour rassurer les covoitureurs que la communauté du covoiturage s’autoévalue
en donnant des avis ou des notes, mais c’est aussi le piège d’une « ubérisation », dans laquelle le covoitureur
devient un produit, qui doit se vendre sur une place de marché pour pouvoir engranger de potentielles économies.
(3) Le nombre des déplacements domicile-travail est amplifié par la périurbanisation, https://www.insee.fr/fr/statistiques/1280781
(4) « La mobilité des Français », http://www.wikiterritorial.cnfpt.fr/xwiki/wiki/econnaissances/view/Notions-Cles/LamobilitedesFrancais
(5) « Le covoiturage dynamique », Étude préalable avant expérimentation, janvier 2009.
(6) Empty seats travelling – Next generation ridesharing and its potential to mitigate trafic and emissions problems in the 21st century, Nokia Research Centre, february 2007: http://cts.cs.uic.edu/NRCTR-2007-003.pdf
(7) Enquête réalisée auprès des utilisateurs du covoiturage longue distance : http://www.ademe.fr/sites/default/files/assets/documents/covoiturage_longue_distance-synthese.pdf