Dans la mégapole Jakarta aux embouteillages dantesques, des centaines d’Indonésiens ont épousé la profession de « jockeys »: pour un dollar, ils montent dans votre véhicule afin de respecter l’obligation de covoiturage. Les abus qui en découlent marquent quelque peu l’échec d’une politique contraignante en la matière. Pour beaucoup, c’est un moyen d’échapper à la pauvreté, même s’ils risquent d’être arrêtés par la police, ou maltraités par les occupants du véhicule. On les appelle les « jockeys »: ils s’alignent le long des embranchements menant aux grandes artères du centre-ville, tentant de trouver un peu d’ombre sous les cocotiers au milieu des bouchons de Jakarta.
Au passage des voitures s’apprêtant à pénétrer dans la zone où trois occupants au minimum sont obligatoires, ils lèvent un doigt, pour dire qu’ils s’offrent comme « un » passager, ou deux s’ils voyagent avec un enfant avachi dans une toile de batik portée en bandoulière, comme c’est le cas de beaucoup de mères.
Ne reste plus au conducteur, souvent des chauffeurs voyageant avec leur patron, qu’à faire son choix et à s’arrêter pour prendre son passager.
Pour leur course, les cavaliers du covoiturage prennent entre 10.000 et 20.000 roupies indonésiennes (entre 0,8 et 1,6 euro), ce qui n’est en fait pas si mal dans un pays où la moitié des 240 millions d’habitants vit avec moins de deux dollars (1,5 euro) par jour.
« Mon mari ne gagne pas grand-chose en tant que conducteur d’ojek (moto-taxi) et j’ai trois enfants à la maison », explique Nuraini, 39 ans, un bébé dans un bras, tandis que le second entoure les épaules de sa fille de huit ans.
Depuis trois ans, Nuraini fait quotidiennement une heure de trajet pour relier sa banlieue au centre de Jakarta. Les bons jours, elle gagne 30.000 roupies. Les mauvais, rien.
– remarques obscènes –
« Ca m’aide à payer le riz, les médicaments et le lait », explique Nuraini, qui ne porte qu’un nom comme beaucoup d’Indonésiens. « Mais parfois, je ne gagne rien, même si j’attends des heures. C’est éreintant. Certains jours, la chaleur est étouffante. D’autres jours, nous sommes sous les orages tropicaux ».
Mais, plus que le climat, ce sont surtout les conducteurs mal intentionnés qui inquiètent Nuraini. « Un jour, on m’a demandé si je voulais +m’amuser+. Un autre jour, un chauffeur m’a fait des remarques obscènes », se souvient-elle pour l’AFP. Les cas de viol ne sont pas rares, mais la mère de famille estime ne pas avoir de choix.
Praspardi Putra Wibisono, un adolescent de 16 ans, n’a lui non plus pas d’autre solution pour manger à sa faim. « Je n’ai pas de famille. Je ne suis jamais allé à l’école. Si je ne fais pas ça, comment pourrais-je manger? », explique-t-il, avant de s’interrompre brutalement pour crier à ses collègues jockeys: « courez, ils arrivent ».
Putra n’a que le temps de se cacher derrière la charrette à bras d’un vendeur de nouilles ambulant qu’apparaît déjà un fourgon policier. Les « jokis », comme on les surnomme en indonésien, sont passibles d’une peine de prison d’un an.
« J’ai été arrêté l’an dernier et enfermé pendant deux mois. Jamais plus », explique l’adolescent.
Huit millions de voitures empruntent quotidiennement les rues du centre de Jakarta, une mégapole de dix millions d’habitants (26 si l’on inclut la banlieue).
Mise en oeuvre en 1992, la loi sur le covoiturage n’a pas réussi à fluidifier un trafic chaotique. Mais elle a démontré l’ingéniosité des Indonésiens, prêts à tout pour améliorer leur quotidien.
Jimmy, 22 ans, est ainsi devenu un expert du « jockeying ». Dans la horde de ses concurrents qui attendent le chaland au bord de la route, il réussit à se démarquer, avec ses lunettes argentées et sa chemise bleue impeccablement rentrée dans des pantalons noirs.
« Les chauffeurs de BMW et de Mercedes me choisissent souvent car je peux passer pour un ami ou un parent, ce qui leur évite d’être arrêtés par la police », raconte-t-il. Les voitures faisant monter des jockeys risquent une amende d’un million de roupies (83 euros).
« Personne ne veut être coincé dans un embouteillage avec quelqu’un qui pue des dessous-de-bras. Pour les efforts que je fais, je demande un petit extra de 5.000 roupies », explique-t-il en bon commercial.