Un article, paru dans Le Monde le 6 avril, révèle que le modèle économique de Blablacar repose en grande partie sur les Certificats d’économie d’énergie (CEE). Cela pose de nombreuses questions : efficacité des incitations financières pour développer le covoiturage, modèle économique des opérateurs du covoiturage, impact écologique du covoiturage et émoussement de sa philosophie. Nous vous livrons ici notre analyse.
L’article du Monde ainsi que le livre Blablacar et son monde, enquête sur la face cachée du covoiturage*, paru le 19 avril, expliquent que Blablacar, leader du covoiturage longue distance et courte distance, a un modèle économique dont 40% du chiffres d’affaires (en 2023) repose sur les Certificats d’économie d’énergie.
Les Certificats d’économie d’énergie (CEE) sont basés sur le principe du pollueur-payeur. Les entreprises « pollueuses » – appelées « obligés » – sont légalement obligées de compenser leur impact sur l’environnement en finançant des opérations contribuant aux économies d’énergie. Ainsi, les opérateurs de covoiturage, en permettant le partage des trajets, contribuent à réduire le volume de C02 émis. Chaque covoiturage réalisé qui a une valeur monétaire – fixée par l’Etat – est revendu ….. à un pollueur, en l’occurence TotalEnergies pour BlaBlaCar, pour remplir ses obligations environnementales.
Quelle réelle utilisation des CEE ?
À la lecture de ces éléments, il est légitime de s’interroger : est-ce que les Certificats d’économie d’énergie contribuent à développer le covoiturage, ou bien à financer les entreprises de covoiturage ? N’est-il pas étonnant que le modèle économique d’une entreprise repose moins sur son activité (le covoiturage) que sur un mécanisme économique approuvé par l’État, dont l’impact reste à prouver ?
Selon Le Monde*, 170 millions d’euros de CEE ont été versés aux plateformes en 2023, mais seulement 45 millions ont été reversés aux utilisateurs. Le reste de la somme aurait été utilisé pour inciter les utilisateurs à covoiturer.
Ce mécanisme façonne le paysage du covoiturage et porte atteinte aux autres plateformes, publiques ou non et qui ne disposent pas des mêmes moyens : en effet pendant 10 ans, seule la société Comuto, connue sous la marque BlaBlaCar, a bénéficié de ce dispositif. Ce dernier est désormais plus ouvert et standardisé mais cela leur a donné une avance en termes de notoriété, de nature à fausser la concurrence. D’ailleurs des concurrents comme Flixbus ne s’y sont pas trompés et ont déposé une procédure de justice en ce sens.
Chez Mobicoop, nous dénonçons depuis longtemps le système d’incitations financières tel qu’il existe. D’ailleurs, notre modèle économique ne repose pas sur les CEE : ils ne représentent qu’une part infime de notre chiffre d’affaires. Notre activité vise le développement de la mobilité partagée et nous ne misons pas sur ces sources de revenus pour y parvenir – même si elle peut avoir des vertus pour aider à déclencher un changement de comportement dans la pratique du covoiturage.
En 2022, nous avons été chercher un obligé afin de pouvoir nous inscrire dans l’opération « Coup de Pouce covoiturage ». Il s’agissait d’offrir aux utilisateurs et utilisatrices de nos plateformes qui le souhaitent, la possibilité de bénéficier de la prime covoiturage.
Le covoiturage financé par les CEE est-il efficace ?
Au-delà des questions sur le soutien de la création d’un monopole, cela pose une question centrale : les CEE, tels qu’ils existent aujourd’hui, sont-ils réellement efficaces pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre ?
L’étude de Forum Vies mobiles et la Fabrique des mobilités* apporte une réponse : les incitations financières ne permettent pas d’augmenter significativement le covoiturage. De plus, l’article souligne que la mesure de l’impact du covoiturage est loin d’être optimale. Cette évaluation semble plutôt tendre à consolider les plateformes de covoiturage, sans que leur impact réel puisse être quantifié. D’où la question : le covoiturage est-il vraiment écolo.
Les primes ou le fait d’obtenir des CEE pour des trajets réalisés ne signifient pas que les utilisateurs vont réaliser des trajets réguliers. Il y a un effet d’aubaine : on bénéficie de la prime, puis on ne covoiture plus. Or c’est bien le covoiturage régulier qui permettrait de réduire les émissions de gaz à effet de serre, l’engorgement des routes et l’autosolisme (c’est-à-dire le fait de se déplacer seul·e dans son véhicule).
Mais le covoiturage dans son ensemble n’est pas quantifié : les plateformes imposent souvent un suivi, avec la nécessité de s’inscrire dans le Registre de preuves de covoiturage. C’est ce qu’imposent les CEE comme les campagnes d’incitation financière réalisées par les territoires. Et l’on comprend bien pourquoi : le risque de fraude est réel et l’utilisation de l’argent public doit être encadré.
Et le covoiturage hors plateforme alors ?
Le covoiturage ne se réalise pas uniquement sur les plateformes ! Et c’est tant mieux. En particulier pour le covoiturage de courte distance, il existe du covoiturage informel qui ne peut pas être comptabilisé par les plateformes sans passer par une enquête qualitative et/ou quantitative. Par exemple, faire le trajet avec son voisin ou son collègue : pas besoin de plateforme pour cela.
Il y a donc un angle mort : les pouvoirs publics s’appuient jusque-là sur l’utilisation des applications mobiles, avec géolocalisation obligatoire et paiement en ligne, pour comptabiliser le covoiturage et estimer son évolution dans le temps sans méthode de redressement fiabilisée. Sans mesure du covoiturage informel, impossible de juger de son impact réel sur les émissions de gaz à effet de serre.
Pourtant, les CEE ne concernent que des trajets réalisés sur les plateformes et géolocalisés….
Ce sujet nous préoccupe depuis longtemps chez Mobicoop. C’est pourquoi nous sommes en train de réaliser une étude auprès de nos utilisateurs, pour estimer le nombre de trajets réalisés en dehors de notre plateforme et comprendre leurs habitudes et motivations à covoiturer.
Monopolisation et concurrence aux transports en commun
L’un des problèmes pour développer le covoiturage est l’atteinte d’une masse critique. En d’autres termes, il faut qu’il y ait suffisamment d’utilisateurs sur une plateforme pour que les annonces publiées permettent la mise en relation entre conducteurs et passagers.
Or, les CEE incitent chaque acteur à retenir ses utilisateurs sur sa plateforme. Autrement dit, il n’est pas possible pour l’utilisateur de la plateforme A de rencontrer l’utilisateur de la plateforme B. Ce cloisonnement entre plateformes participe à la difficulté d’atteindre une masse critique sur chaque territoire. Conséquence : une distorsion de la concurrence, car dans cette situation, c’est la position monopolisitique qui rend la plateforme utile et efficace.
L’autre problème : la concurrence avec les transports en commun. Pour nous, le covoiturage ne doit pas remplacer les transports en commun, mais plutôt les compléter lorsque l’offre n’est ni suffisante, ni finançable. En mettant l’accent sur l’avantage économique, renforcé par les primes existantes, le covoiturage à la BlaBlaCar mène à un paradoxe, relevé dans une étude de l’Ademe* : la plupart des covoitureurs longue distance ne cessent pas d’avoir une voiture, mais délaissent le train. On remplace donc un moyen de transport plus écologique par un autre, qui l’est moins.
On constate le même type de phénomène s’agissant du covoiturage dans les zones urbaines : le développement du covoiturage aurait pour conséquence (notamment) la substitution des transports en commun et autres modes actifs par la voiture*.
La fin de la convivialité dans le covoiturage ?
Le problème soulevé par l’article du Monde et le livre de Fabien Ginisty est plus profond : le covoiturage s’inscrit dans une certaine philosophie, qui aujourd’hui semble bien désavouée par les aspects économiques.
En ayant des modèles avec commission et avec incitations financières, où l’aspect économique est central, on s’éloigne de l’ADN du covoiturage : la convivialité et le partage. Ce qu’explique très bien Fabien Ginisty, interviewé par Reporterre* : « Je me suis alors rendu compte que j’étais [aux yeux de mon passager en covoiturage] un simple prestataire de service, comme un taxi, et que tout autre type de relation, ce qui faisait le sel du covoit’, avait disparu. »
Chez Mobicoop, nous sommes attachés aux valeurs de partage. Nous considérons que la mobilité est un bien commun, qu’il s’agit de rendre accessible à tous et toutes. Mais cela va bien au-delà d’un aspect pratique.
Nous sommes convaincus que la force de la mobilité partagée réside dans le fait qu’il ne s’agit pas seulement de partager le coût d’un trajet ou de diminuer son empreinte écologique, mais bien de créer du lien social entre les habitants d’un territoire. C’est d’ailleurs pour cela que nous accompagnons le changement des habitants et créons des communautés (voir notre article sur l’animation comme accompagnement au changement de comportement).
Il est bien dommage que le modèle économique actuel, soutenu par l’Etat peut être même à son insu tant le sujet est complexe, tende à faire disparaître cette force.